La vie du professeur Grancher
Un adolescent surdoué.
Felletin, grosse bourgade cléricale et bourgeoise de la Creuse est située à quelques kilomètres au sud d’Aubusson. Depuis plusieurs générations les Grancher sont attachés à cette terre. C’est à l’ombre de l’église du Moutier, entourée de trois chapelles que la famille a vécue. Comme l’écrivait tel voyageur : « Jolie petite ville toute cléricale. » En ce lieu vivaient, des paysans, des commerçants, des artisans tel que des papetiers, des tanneurs et surtout les fameux tapissiers de basse lisse qui dispersaient en Europe les fameuses verdures.
Que dire des parents de Joseph Grancher ?
Le père, Jacques Grancher, tailleur né en 1819, fils d’un peigneur de laine et neveu d’un tailleur de pierre épouse à vingt deux ans Marie-Anne Trapet. Née en 1822, modiste et fille d’un propriétaire. Peut-être quelques aisances du coté des Trapet mais sans plus.
Jacques Grancher est bien en cours : il taille les uniformes du collège. C’est à Paris où il a des attaches professionnelles qu’il s’approvisionne en boutons, tissus, garnitures et nombre d’articles tant pour son métier que celui de son épouse.
La mère (femme de haute taille, au regard assuré, à l’esprit actif et organisateur) qui exerce le métier de modiste, a fait son apprentissage sur le tas, anime et dirige le foyer.
Le jeune couple s’est installé au milieu du bourg, rue Sainte - Espérance, dans une maison composée d’un rez-de-chaussée avec boutique - atelier, cuisine et d’un étage avec trois chambres.
Deux ans plus tard, le 30 septembre 1843, Jacques-Joseph Grancher naît à Felletin.
Ainsi, un couple d’artisans – commerçants perdus dans un canton de la Haute Marche, va élever un futur membre de l’Académie de médecine.
A ce fils unique Mme Grancher prodiguera ses tendres soins. L’âge venu, elle le confie aux Frères des écoles chrétiennes. Il y reste peu puisque des la huitième il entre au collège de la ville, renommé dans tout le limousin pour son enseignement. Il échappe à la rigidité des règles du collège : il est externe. Au début, Joseph ne se distingue qu’en histoire sainte. En cinquième il décroche tous les premiers prix ; ses notes oscillent entre 8 et 9 sur10 toujours suivi de la mention « optimum ».
Vivre dans un bourg provincial, en l’absence de toute dissipation, veillé par une mère attentive et avide de promotion sociale pour son fils, Joseph se fait remarquer par sa volonté d’être le premier.
Une ombre au tableau : la petite santé du bambin : des douleurs abdominales qui l’obligent à s’étendre de longs moments… Malaises qui pourraient être dues à une nature émotive et anxieuse ?
A Poitiers il est refusé au baccalauréat une 1ère fois et ce sans raison explicable. Au deuxième essai il obtient son diplôme (baccalauréat ès sciences).
Sa brillante scolarité, son ardeur au travail ouvrent au jeune Joseph bien des possibilités et à Felletin personne ne doute de sa réussite. Le XIX siècle fut le siècle des ascensions sociales, la médecine fut entre autre une des voies de cette réussite.
Pour entreprendre des études médicales choisir Paris est une évidence. Prendre pied dans la plus grande ville de France peut paraître hardie pour un adolescent qui fréquentait un collège à deux cent mètres de la maison paternelle.
D’autant qu’à cette époque Paris est en pleine mutation. Le baron Haussmann ouvre une multitude de chantiers. On abat, on construit, on aligne on aménage avenues, places squares, parcs, on annexe une dizaine de communes périphériques.
Une lettre de recommandation en poche, Jacques Grancher accompagne son fils à Paris. La recommandation joue son rôle, Joseph à un correspondant felletinois dans la capitale.
La vie d’un carabin à Paris.
Grancher père lui trouve une chambre en haut du quartier latin, à dix minutes de la Faculté de médecine et proche de l’Hôtel - Dieu et de la Charité. L’hébergement est modeste : un lit, une table, deux chaises et une commode. Faute de place ses livres seront posés au sol.
Il lui importe de se fondre dans son nouveau milieu. Joseph se compose une tête de carabin en se laissant pousser la barbe.
L’éloignement pèse lourd à ce jeune creusois, quand un courrier lui est adressé son sang ne fait qu’un tour. Nombreux sont les felletinois qui le charge de commissions, pour le provincial le parisien peut tout.
Ses études à la Faculté de médecine, dans les années 1860, en vue d’obtenir les diplômes de médecin ou de chirurgien dureront quatre ans. L’année universitaire débute en novembre pour se clore début août après les examens. On enseigne la physique, la chimie, l’anatomie, la médecine opératoire, la matière médicale et la pharmacologie, l’hygiène, la médecine légale et bien entendu la pathologie interne (ou médicale) et la pathologie externe (ou chirurgicale). On insiste sur les amputations, les pansements, les bandages, les appareillages, car on croit fermement aux courroies, ressorts et autres corsets pour corriger les malformations acquises tant au niveau du squelette que des articulations.
Joseph Grancher se rend à la Faculté de médecine, c’est un nouveau domaine fait de portiques, cours, couloirs, amphithéâtres envahis d’une jeunesse bruyante et forte en gueule. Le jeune provincial vertueux et rangé découvre une faune bigarrée et chahuteuse. Il pensait se hisser dans un monde supérieur et parfait, il rencontre le désordre et la vulgarité.
Si le premier jour il est perdu, ballotté dans la foule remuante et impatiente, très vite Joseph a l’occasion de prendre les bons repères. Ce n’est pas à la Faculté de médecine qu’on fait ses études de médecine, mais à l’hôpital dans le dialogue avec les malades. Rencontrer la misère à dix neuf ans, la voir à deux mètres de soi, la toucher de la main. Dures images que les salles de l’Hôtel-Dieu où les agonisants l’emportent nettement sur les convalescents.
A l’hôpital, le matin vers neuf heures, les élèves sont pris en charge par les chefs de clinique (nommé par concours pour quatre ans ). Les voici tous en cercle autour d’un lit où une femme inquiète, nue, souffle avec application sur la nuque brune du jeune enseignant qui l’ausculte. La patiente n’apprendra rien sur son cas : les médecins utilisent un jargon à eux, de plus ils marmonnent…
Une fois par semaine le patron (le chef de service) fait la visite accompagné d’élèves. Il parcourt toute la salle de lit en lit en ignorant parfois les malades chroniques ou condamnés. Toute la cour déférente et attentive suit en silence.
La « grande messe » qui se déroule dans un amphithéâtre a lieu d’une manière rituelle, une fois par semaine. Elle est dites par le titulaire de la chaire, professeur agrégé et chef de service qui traite un sujet de pathologie et illustre sa leçon d’une présentation de malade.
Mais pour se fondre plus intimement à la vie hospitalière, l’élève doit franchir les concours de l’Assistance publique : l’externat puis l’internat.
Donc, application, savoir-faire, les résultats vont suivre : en 1865, à l’âge de vingt deux ans, Joseph Grancher est nommé externe des hôpitaux. Son travail consiste à interroger le malade sur ses antécédents familiaux et personnels, lui faire préciser les symptômes qui l’ont amené à consulter, décrire l’état du malade. C’est l’examen clinique qui se déroule suivant un plan immuable : inspection, palpation, auscultation des yeux, des mains, de l’oreille.
Bien que ses études soient très astreignantes, il n’oublie pas pour autant ses parents, habitants de Felletin dans la Creuse. Dans de fréquents courriers, il s’inquiète de leur santé respective. Pour calmer ses douleurs il préconise à sa mère un baume, pour sa fatigue du vin de quinquina. Quant à son père, il s’inquiète de l’état de ses jambes et de ses habitudes (il s’agit d’intempérance ). L’argent lui fait défaut : dans son cours il est le seul à n’avoir pas de squelette, il lui faut se procurer des instruments. Après de longues explications, il demande de l’argent. Joseph est torturé par le surcroît de travail que ses études imposent à ses parents.
Joseph Grancher, externe, sent confusément qu’il peut postuler aux grades supérieurs de la hiérarchie hospitalière. Dès cette époque il a sans doute fait son choix et enterré le projet de l’installation dans la région de Felletin. La carrière parisienne le fascine. En attendant il soigne sa mise. Il fait part à ses parents de son contentement d’avoir reçu « une jolie jaquette bleue et un très beau pantalon, de très bon goût, d’une qualité superbe ». On le voit, le tailleur de Felletin a gardé la main et Joseph, qui détaille les toilettes masculines du milieu médical parisien, semble fort satisfait de la façon de l’atelier de la rue Sainte – Espérance.
Joseph Grancher externe des hôpitaux prépare l’internat, concours qui ouvre la carrière hospitalière. Sa première tentative se solde par un échec. A ses parents il s’en explique : « Pressé par le temps, très ému, j’avais écrit huit grandes pages, et lorsque un mois après, je me suis présenté pour lire, je n’ai pas pu déchiffrer mon écriture. Je suis ennuyé, mais pas désespéré ». L’année suivante, le 27 décembre 1867, il a vingt quatre ans, son nom figure sur la liste des élus.
Il commence son internat à Lariboisière. Son labeur : s’enquérir des nouvelles de la nuit, des décès, de l’état des malades graves, effectuer sa visite lit par lit, mettant la dernière main aux observations, corrigeant les traitements, assurer la consultation du service, préparer celle du patron : malades sélectionnés, observations peaufinées et trouver un moment pour faire une ou deux autopsies. Vers treize heures, aller déjeuner à la salle de garde de l’hôpital, lieu de rencontre de tous les internes, haut en couleurs, au rituel complexe, siège de chahuts inoubliables. Ces écarts de conduite permettent aux internes d’oublier la réalité funèbre des services. Vers dix sept heures, l’interne revoit les principaux malades du service, les entrants, les urgences. Par roulement avec ses collègues effectuer une garde de vingt quatre heures durant laquelle il est seul maître à bord pour assurer les urgences de l’hôpital. En 1868, le directeur de l’Assistance publique décide de rouvrir l’amphithéâtre de Clamart dont la direction est confiée au chirurgien Paul Tillaux. L’ouverture d’un laboratoire d’anatomie est décidée. Carte blanche est donnée a Joseph Grancher, interne débutant nommé maître de recherche à vingt cinq ans. En 1869, Grancher pour sa troisième année d’internat va à l’hôpital des enfants, rue de Sèvre. Là comme ailleurs la dramatique mortalité infantile concoure à l’essor de la médecine des enfants. En 1870 pour sa quatrième année d’internat Grancher va à la Pitié et s’intéresse à la gynécologie.
Joseph Grancher, âgé de vingt sept ans, en quatrième année d’internat, directeur à Clamart a pris un bon départ, mais être interne est une chose, savoir plaire et se faire remarquer est chose délicate. C’est dans le milieu médical qu’a dû naître la célèbre formule : « savoir, savoir faire et faire savoir ». Grancher a-t-il suffisamment d’atouts dans son jeu pour sortir de l’anonymat ?
A Felletin tout ne va pas pour le mieux. Lors de ses rares visites, au fil des lettres maternelles, Joseph a compris que l’intempérance va abréger les jours de son père. Les Grancher ne croient plus que leur fils va revenir exercer à Felletin ou dans la région. Il y a longtemps que Jacques -Joseph à tranché : il fera carrière.
Mais c’est compter sans les Prussiens. Le 12 juillet 1870 la France entre en guerre contre l’Allemagne, les combats commencent le 2 août et comme souvent chez nous , naïfs Gaulois, l’opinion s’enflamme. Malgré son instruction, son entourage, le jeune Grancher n’échappe pas à cette désinvolture. Ces Prussiens, on va leur apprendre à vivre !
En vertu d’accords internationaux, des médecins civils mettent sur pied des ambulances. Il en sera créé quatorze. Grancher est volontaire pour s’intégrer dans la cinquième formée 4 chirurgiens, de 10 aides-majors tous internes, 24 sous -aides externes et 120 infirmiers. Ils jouissent du privilège des neutres et sont respectés tant par les Prussiens que par les Français à qui ils donnent des soins, privilégiant les seconds.
Les provisions sont rares et chacun fait comme il peut, Grancher écrit à sa mère : « pour ma part, j’ai arraché, pelé, fait cuire des pommes de terre, tué, dépouillé, vidé, fait cuire un lapin, tué, plumé, vidé, mangé une poule »
En avril 1871, Grancher est amer, l’ambulance est à Paris depuis le 12 février. La Commune fait bêtise sur bêtise et il faut vraiment que les gardes nationaux qui se font tuer pour elle aient perdu l’esprit. En mai 1871 le calme est revenu à Paris. Thiers est nommé président de la République par l’Assemblée nationale le 31 octobre 1871, Joseph Grancher va pouvoir reprendre ses cours.
Désormais Grancher va jouer dans la cour des grands. Tout chez lui forçait l’attention : grand, maigre, le crâne rasé, la barbe blonde, un peu rare, taillée très courte et en pointe au menton, le teint blafard, le regard glacial, les lèvres minces et pâles. Pour traduire en langage clair : Grancher avait une solide confiance en lui, la modestie ne l’étouffait pas et son visage d’ascète laissait voir sa détermination farouche de se faire une place parmi l’élite médicale de son temps.
Durant l’été 1871 Joseph Grancher apprend le décès de son père. A sa mère il suggère de louer la maison et de venir à ses cotés accompagné d’une domestique. « Tu ne peux pas être ma bonne. Il faut que tu sois Madame ma mère, tu comprends ce que je veux dire, si tu ne veux pas entraver ma carrière. » Les liens avec Felletin sont coupés. Mme Grancher veuve obéit et vient vivre auprès de son fils.
C’est une grande femme maigre, d’allure assurée, fort équilibrée, bien sûr peu instruite, comme bien des femmes de cette époque. Même finesse des traits, même regard altier que son fils. Elle ne le quittera plus.
Du doctorat à l’agrégation de Joseph Grancher…
En 1872, Jacques-Joseph Grancher fait paraître sa première publication dans les Archives de physiologie. Il vient d’entrer dans l’arène médicale. Désormais il va lui falloir gravir, marche par marche, le long escalier de la hiérarchie hospitalo-universitaire. Il vient de terminer ses quatre ans d’internat et se présente au concours de chef de clinique.
Grancher est reçu docteur en médecine le 6 février 1873. Sa thèse a pour titre : De l’unicité de la phtisie. Très remarquée et saluée par ses pairs et par ses maîtres : le Dr Grancher est dès lors considéré comme particulièrement compétent dans les maladies de l’appareil respiratoire.
Grancher s’installe au 7 rue du Pont-Neuf, à l’emplacement des magasins de la Samaritaine. La clientèle afflue, l’appelle en consultation. Il court les rues et les paliers. L’état sérieux, voire alarmant de bien des malades, la précarité des moyens de transport expliquent la fréquence des visites.
Grancher ne finira même pas son clinicat à la Charité, de l’autre coté de la Seine, en 1875, le 1er avril, il est nommé professeur agrégé à la Faculté : c’est l’entrée dans l’aristocratie médicale parisienne.
Un professeur de médecine est amoureux…
Madame Rosa GRANCHER, née ABREU
Nous sommes en 1878, l’exposition universelle bat son plein. On accourt du monde entier.
La veuve d’un riche planteur cubain, originaire de Santa -Clara, Rosalia Abreu, arrive à Paris. Un peu de fatigue, quelques sueurs, de la toux. Elle veut prendre l’avis du Pr Grancher, consultant dont le nom est connu dans les communautés des ambassades. Rendez -vous, remerciements, invitations, promenades. La grâce et l’élégance retenues de la fille aînée, Rosa Contreras, veuve comme sa mère, a trente cinq ans. Projet de mariage. Mme Grancher mère est aux anges : enfin Joseph se marie. Les Abreu jubilent : Rosa va refaire sa vie avec un professeur de la Faculté de médecine de Paris. La nouvelle se répand dans les couloirs d’hôpitaux, dans les diners : Grancher épouserait une cubaine fort riche. Grancher se voit la bague au doigt. L’humeur de Mme Abreu mère s’assombrit. Elle veut que sa fille réfléchisse, elle l’emmène en Espagne. Le fiancé n’en revient pas. Mme Abreu se plait à retarder cette union et de plus décide de partir pour Cuba avec sa fille. Rosa reçoit le soutient de ses oncles et tantes qui l’encouragent à tenir tête à sa mère. Grancher s’allite avec une courbature fébrile. De sa chambre il continue sa touchante plaidoirie. Rosa demande à la Havane les documents exigés par les lois espagnoles et françaises.
Le mariage de Jacques-Joseph Grancher et de Rosa Abreu a lieu le 9 novembre 1879 à Séville. Mariage par procuration, en l’absence du marié en convalescence à St Jean de Luz. Quelques jours plus tard tout le monde se rencontre à Madrid pour fêter cette union si longtemps contrariée. La brouille entre Joseph Grancher et Mme Abreu sera de courte durée. La fortune des Abreu fait jaser toute la Faculté de médecine.
Un grand patron
la suite de cette histoire de la belle époque sera bientôt en ligne
bien à vous
Christophe MARGA